(Comment l’écoutez-vous ?) 8. Maria Bundgård – Muzibao (typepad.com)
Extrait du “I Begyndelsen var Klangen”, traduit en Français par Olivier Gouchet et Frédéric Boucher. Photo: Alain Zimeray.
BARCAROLLE
« Et voilà le secret que la vie m’a confié : “Vois, m’a-t-elle dit,
je suis ce qui est contraint de se surmonter soi-même à l’infini” »
J’avais huit ans lorsque mes parents m’ont offert un CD avec les concertos pour piano et violon de Tchaïkovski. J’étais profondément émue par ces œuvres, mais à la grande déception de mes parents, ce n’étaient pas les sons du piano qui me fascinaient, mais ceux du violon. Je me souviens encore distinctement de la manière dont j’écoutais la musique tout en jouant dans sa chambre avec ma petite sœur, alors âgée de deux ans. Bouleversée et résolue, je suis allée trouver mes parents dans la cuisine et je leur ai déclaré que je voulais apprendre à jouer ce concerto pour violon et que lorsque je serai capable de le jouer, ce sera l’aboutissement de mon existence et je pourrai ensuite mourir en paix. On peut dire assurément que j’avais déjà le sens du drame. Mes parents, effrayés, ont essayé de détourner mon attention de ce rêve de violoniste en m’achetant un beau piano ancien construit par Hornung & Møller autour de 1900, sur lequel on me fit jouer les vieux exercices d’orgue de mon père. Ce fut peut-être la violence de mon souhait qui a inquiété mes parents. Peut-être n’étaient-ils pas disposés non plus à entendre leur petite fille perturber la paix de la maison par les crissements de son violon. Le voisin avait déjà un fils qui, dans son jardin, dérangeait tôt le matin tout le voisinage avec ses exercices de trompette. Même si je n’avais que huit ans, ce jour-là, dans la chambre de ma petite sœur, j’avais découvert par la musique quelque chose d’essentiel. J’avais trouvé chez Tchaïkovski un son important que je ne comprendrais bien que des années plus tard. Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840 – 1893) essayait d’exprimer par sa musique le sens de la vie, l’idéal, comme il le décrit dans une lettre à sa bienfaitrice Nadeja von Meck. Elle l’avait interrogé sur son rapport à la religion car elle ressentait elle-même ne pas pouvoir faire sien un credo existant. Il répondit à sa question : “Je crois que vous aimez ma musique avant tout parce que j’aspire à l’idéal. Nos souffrances sont fondamentalement les mêmes. Vos doutes sont aussi ardents que les miens et nous voguons tous les deux sur l’océan infini du scepticisme sans trouver le salut d’un havre… Se peut-il que vous aimiez la musique comme j’aime le bouillon et les cornichons au vinaigre ? Non, vous aimez la musique plus que de cette manière, vous l’aimez comme vous voulez être aimée vous-même : de toute l’âme et dans un abandon total.” Tchaïkovski allait à l’église jouir de l’expérience de l’atmosphère religieuse, mais c’était avant tout la musique qui éveillait en lui un sentiment d’appartenance au monde et un sens de la vie. Et c’est pareillement par la musique qu’il souhaitait lui-même exprimer cela.
Peut-être le secret de sa vie était que Tchaïkovski devait se dépasser lui-même par la musique. Le 1er novembre 1893, peu de jours après que la création de sa Sixième et dernière symphonie, il but de l’eau non bouillie de la Neva alors que le choléra sévissait à Saint-Pétersbourg. Cela a pu être par oubli ou distraction, mais de nombreuses biographies de Tchaïkovski soutiennent que le compositeur avait cherché la mort en pleine connaissance de cause. Selon ses propres paroles, Tchaïkovski avait dit son dernier mot avec cette symphonie et il pouvait quitter le monde l’âme en paix sur cette œuvre qui était en quelque sorte son requiem. Lors de la première exécution de cette œuvre, Tchaïkovski avait indiqué que la symphonie avait un programme, mais il n’en confia le détail à personne d’autre qu’à son frère préféré, Modeste Tchaïkovski. Ce dernier écrivit en 1907 à un archiviste de la ville de Presbourg une lettre retrouvée depuis peu, dans laquelle est révélé le grand secret du compositeur :
” Le premier mouvement dépeint sa vie dans un mélange de souffrance et d’irrésistible nostalgie de grandeur et de noblesse, d’un côté le combat et la peur de la mort, de l’autre une joie divine et un amour céleste du beau, du vrai et du bon en tout ce que l’éternité nous promet en vertu de la grâce céleste. Comme mon frère a été résolument optimiste la majeure partie de son existence, il a fait s’achever ce premier mouvement en reprenant ce thème. A mon sens, le deuxième mouvement retrace les peu nombreux moments de joie de sa vie – une joie qui ne ressemblait pas aux joies communes des autres, et qui, pour cette raison, a été exprimés dans une inhabituelle mesure à cinq temps.
Le troisième mouvement traduit son évolution musicale. Au commencement de sa vie ce n’était rien d’autre qu’une plaisanterie, une sorte de passe-temps et de jeu – jusqu’à ce qu’il ait à peu près vingt ans. Par la suite, il est devenu de plus en plus sérieux et a terminé comme une célébrité. C’est ce qu’exprime la marche triomphale à la fin. Le quatrième mouvement reflète son état d’esprit dans les dernières années de sa vie – l’amère déception et la profonde douleur d’être contraint de reconnaître que, finalement, sa célébrité artistique est éphémère et ne parvient pas à vaincre sa peur du néant éternel, ce néant qui menace implacablement d’engloutir tout ce qu’il aimait et avait cru toute sa vie éternel et constant.”
Ainsi, Tchaïkovski réussit enfin avec sa 6e symphonie à s’exprimer avec une totale sincérité. Il livra la confession poignante d’un être malheureux et fatigué de la vie et put ensuite mourir en paix.
Par contraste, la conception des “Saisons” opus 37 – dont fait partie la Barcarolle, également connue sous le nom de Juin – apparaît peu dramatique, même si l’on trouve dans toute la musique de Tchaïkovski cet effort souligné plus haut pour exprimer aussi sincèrement et purement que possible le chant de l’âme. Les saisons étaient le fruit d’une commande d’un rédacteur en chef qui souhaitait avoir une pièce pour piano chaque mois pour sa revue. Beaucoup de commentateurs ne seront pas éblouis, mais la Barcarolle est au nombre de ses pièces les plus connues pour piano solo. Et à bon droit. Ce morceau est simple, beau et facilement accessible. La mélodie est chantante et elle aurait pu excellemment être la voix de la petite Ida qui exprime de toute son âme et, pour reprendre l’expression de Tchaïkovski, « dans un abandon total », la tendresse pour ses fleurs. L’accompagnement est comme le bel océan des amis des fleurs dans lequel Ida se baigne, mais même si, dans l’instant, elle s’enivre de ce qu’il y a de mieux, elle sait que le bonheur est capricieux. La musique montre comment quelque chose de sombre et de sinistre se cache même dans ce qu’il y a de plus beau et de plus innocent.
C’est précisément cette Barcarolle de Tchaïkovski qui a été l’une des premières pièces pour piano à me toucher. J’ai vécu cette musique comme quelque chose qui me parlait, bien qu’aucun mot ni aucune voix n’y fussent intégrés. Cette petite pièce pour piano de Tchaïkovski était comme un chant sans paroles. Lorsque, bien des années plus tard, j’en posai la partition devant moi sur le piano, je m’aperçus à quel point cette musique était véritablement écrite comme un chant. La main gauche accompagnait les lignes mélodiques de la main droite et à bien y regarder, on trouvait des pauses là où un chanteur aurait pris sa respiration.
ARBRES DANS LA FORÊT
“J’essaie de trouver la mélodie chez Tchaïkovski”, dis-je un jour, pensivement.
“Trouver la mélodie chez Tchaïkovski ? Mais ce n’est pas si compliqué. Tu arrives à trouver des arbres dans la forêt ?” Ce fut la réponse claire de Frédéric.
Mais je n’arrivais pas à la trouver. Je n’avais jamais l’impression qu’elle venait de moi. Mais en réalité ce n’était pas la mélodie que je cherchais. Elle était là, claire comme du cristal, devant moi, dans les partitions. Je cherchais le Son. Le son de Tchaïkovski. Et je cherchais à l’exprimer.
Pourtant il m’en a fallu du temps pour que les arbres ne me cachent plus la forêt.
OCTOBRE
Si le créateur doit être lui-même l’enfant qu’il s’agit de mettre au monde,
il faut qu’il accepte d’être aussi la mère en gésine
et les douleurs de l’enfantement”.
En octobre, le soleil brillait miséricordieusement sur les feuilles rouge feu qui commençaient à tomber des arbres. Les boulevards de Paris se couvrirent bientôt d’un épais tapis orange de feuilles qui avaient renoncé à la vie et qui désormais rejoignaient le cycle organique. Je me sentais comme les arbres. Je fus bientôt aussi dépouillée que les troncs. Tchaïkovski ne cherchait pas seulement l’idéal à travers sa musique. A travers ses compositions il tentait d’apprivoiser le deuil profond de la mort prématurée et tragique de sa mère – et c’est ce deuil qu’il réussira plus tard à exprimer dans le premier mouvement de sa 6e symphonie.
“La créativité est l’accomplissement de désirs non réalisés”, a dit Freud. “Tout imaginaire est l’accomplissement d’un désir, la correction d’une réalité non satisfaisante”. Freud pensait qu’il s’agissait d’argent, de pouvoir et de femmes. Mais peut-être les arbres lui cachaient-il la forêt. “Pour ceux qui n’entendent pas la musique”, disait un vieux proverbe grec, “ceux qui dansent sur la montagne sont fous.” Et pour ceux qui regardent les artistes, ceux-ci peuvent parfois paraître fous. Mais, pour citer Nietzsche, « nous avons l’art pour ne pas périr de la vérité. » Nous avons l’art pour que la réalité ne nous retire pas le courage de vivre. Et nous avons l’art pour toucher ce qui a besoin d’être touché au plus intime de nous-mêmes.
La langue grecque ne connaît pas de mot pour “divertissement”. On utilise soit un mot qui signifie “mettre en pièces” soit une expression dont le sens est “éducation de l’âme”. Le “divertissement” dont nous parlons ici est très exactement encadré par ces deux notions. En effet nous pouvons nous “laisser mettre en pièces” par les forces de la musique, aussi bien comme musicien que comme auditeur. Je suis sans cesse brisée dans mon travail au piano. Toute nouvelle œuvre est un voyage dans un coin encore inconnu et mystérieux de mon âme, de mon esprit et de mon cœur, et tout le temps quelque chose en moi doit être brisé pour que je puisse y pénétrer plus profondément. Pour que la musique puisse m’émouvoir, il faut qu’elle atteigne une partie de moi qui n’est normalement pas touchée. La musique doit jeter de la lumière sur les ombres et apporter de la chaleur là où il fait froid. De cette manière, la musique sera toujours pour moi un voyage intérieur comme dans l’universel car ce que je trouve en moi-même, je pourrai plus tard le reconnaître en autrui.
Les sentiments sont universels. Grâce à eux nous nous souvenons que nous sommes une partie de quelque chose de plus grand – quelque chose qui se prolonge puis recommence, comme des éternels ronds dans l’eau, aussi bien dans notre propre vie que dans la vie de tous les êtres avant et après la nôtre. Les récits dans la musique aussi bien que dans les contes recommencent sans cesse, c’est pourquoi ils sont intemporels. C’est la raison pour laquelle ils seront toujours pertinents. Les mots des contes et les sons du piano ne sont que des outils pour exprimer ce qui est au plus profond de notre cœur, à nous et par là même aux autres. C’est cela que la Russie, plus que tout autre nation, a réussi à exprimer, clairement, distinctement, par la musique. La musique de Tchaïkovski n’a pas été donnée au monde pour divertir. La musique est donnée au monde pour nous aider à trouver le chemin des sentiments qui nous relient aux autres.
Dans Octobre de Tchaïkovski, la petite Ida chante son chagrin de la mort de ses fleurs aimées. L’enchaînement des triolets traduit ses sanglots, mais ensuite une voix vient se joindre à la sienne. L’amour est plus beau lorsqu’il est partagé avec un autre être, et même s’il est malheureux. La petite Ida partage son amour malheureux pour les fleurs avec l’étudiant qui est le seul dans le conte d’Andersen à comprendre ce que représentent les fleurs pour Ida et donc aussi la tristesse de la petite fille.
CERCLES
“Tu dois laisser les sons évoluer comme des cercles dans la pièce sans jamais tuer leur énergie” m’enjoignit Nina Gade du Conservatoire Royal Danois de musique. “De cette façon, à travers chaque son, recréer ou plus exactement poursuivre le mouvement sans l’arrêter.” Des cercles éternels libérateurs et accomplis. Comme les cercles de la vie. Comme les sentiments, qui reviennent encore et encore. Tout revient. Les amours, les sources d’inspiration, le déracinement et la frustration, le rêve de s’enraciner. S’absorber dans le processus du travail et les récits de la musique. C’est de ces cercles que chacun des sons tire sa vie.
NOCTURNE
Il est nuit ; voici que s’éveillent tous les chants des amoureux.
Et mon âme aussi est un chant d’amoureux.
Dans La Maladie à la mort, Kierkegaard écrit : “Car pour être attentive à elle-même et à Dieu, l’imagination doit emporter un être bien au-delà du cercle de brume du vraisemblable, elle doit vous y arracher et, en faisant ce qui dépasse la possibilité pure et simple de toute expérience, vous apprendre à espérer et à craindre ou à craindre et à espérer.” Kierkegaard pense que l’imagination se trouve dans chaque être humain comme instrument nécessaire de la connaissance, dont la “Providence” (dans la conception kierkegaardienne du monde, la Providence, c’est Dieu) fait usage lorsque la réalité s’impose irrémédiablement. L’imagination doit emporter la pensée au-delà “du cercle de brume du vraisemblable”, car ce n’est que lorsque l’imagination est débarrassée de la poussière que l’on peut sérieusement regarder la réalité en face. Sans imagination, pas d’esprit. Sans imagination, nous restons figés dans le terrestre, dans le temporel, dans le matériel, mais l’imagination nous aide à découvrir le possible et comprendre le spirituel, l’éternel. Kierkegaard n’est pas le seul à penser que nous avons tous la possibilité de s’élever au-dessus du cercle de brume du vraisemblable.
Socrate estimait que même un esclave avait la même raison qu’un noble. Il s’agissait seulement d’avoir accès à la connaissance juste. C’est pourquoi il se considérait lui-même comme un accoucheur d’idées, dont la tâche ne consistait pas à “accoucher” les idées, mais à aider les “parturientes”. On peut soutenir que les paroles de Kierkegaard vont dans le même sens : c’est à l’aide de l’imagination que la connaissance de soi va naître. C’est pourquoi on peut également soutenir que la connaissance de soi peut naître par l’art et la musique.
Dans le monde onirique de la nuit, Ida* voit ses fleurs mortes assister au bal de l’Empereur. C’est pourquoi la mort des fleurs n’est pas aussi tragique qu’elle l’a ressentie la première fois – elles connaissent une vie princière dans le château de l’Empereur. Et lorsqu’elle s’éveille le lendemain matin après avoir été dans le pays des rêves, elle a transformé l’amour qu’elle leur porte, si bien qu’elle peut à présent enterrer d’un cœur léger et aimant ses fleurs fanées.
Le nocturne de Tchaïkovski est à deux voix dans un jeu double entre l’imaginaire et la réalité. La mélodie claire du début s’entoure d’un décor de conte, et dans la reprise du Nocturne l’imagination domine complètement. La réalité, la mélodie, résonne constamment à la main gauche comme un lointain souvenir, mais le dessin de la main droite, tel des rides fantastiques à la surface de l’eau au sein d’un monde imaginaire fait l’effet d’une arabesque qui rend belle la tristesse.
L’imagination a pris la petite Ida par la main lorsqu’elle a dû regarder en face la vie et la mort des fleurs qu’elle aime, tout comme la musique a pris la main de Tchaïkovski lorsque sa réalité s’est imposée irrémédiablement.
MIROIR DU CIEL
Quelque part dans le monde il y a longtemps, elle se trouvait dans un pays étranger, dans une salle d’entraînement étrangère, où elle se préparait à passer un grand concours pour enfants et jeunes pianistes. Elle était seule et désespérée, car elle ne se sentait en aucune façon prête à concourir, et elle avait peur de son professeur, qui, par ailleurs, lui avait interdit de parler à qui que ce soit avant de monter sur scène le lendemain.
Mais soudain il se tenait là, dans l’embrasure de la porte. Cet homme pour qui son cœur de jeune fille avait battu plus fort lorsqu’elle l’avait vu, quelques jours auparavant, à la gare. Il franchit la porte et s’assit à l’autre piano, qui se trouvait à côté du sien. “Joue avec moi”, dit-il. Et sans dire un mot, elle se mit à jouer l’œuvre qu’elle aimait le plus. Elle y mit tout son amour et toute son intensité. Il regardait avec admiration ses doigts et sa silhouette qui ne faisaient qu’un avec l’instrument et la musique. Puis il commença à jouer avec elle.
Ce fut pour elle l’expérience musicale la plus belle qu’elle eût pu jamais imaginer. La musique était comme un pont unissant deux mondes sans pareil. La musique était comme un pont unissant deux amants dont l’amour était impossible. Et la musique leur construisait un pont dans l’éternité, car l’instant était si intense qu’il donnait l’impression de durer une éternité. Mais à présent elle aurait tout de même bien aimé pouvoir rester encore très longtemps dans ce monde parallèle de la musique.
© Maria Bundgård
À l’écoute : Tchaïkovski, Nocturne in D minor, op. 19, n° 4 (lien).
* Il s’agit du personnage du conte Les Fleurs de la petite Ida de Hans Christian Andersen.